La force de la démocratie

Roger de Weck, auteur

Ce texte représente une version actualisée d’un article publié dans europa.ch 1/2020

La concentration et la désintégration sont les deux tendances lourdes de notre époque. D‘une part, une poignée de plateformes numériques globales concentrent beaucoup trop de pouvoirs – Facebook & Cie écrasent la politique et l’économie. D‘autre part, d‘énormes forces centrifuges se déploient.

La Guerre froide entre l‘Est et l‘Ouest perdura jusqu‘à la chute du Mur de Berlin en 1989. Ce conflit bien structuré a eu un effet intégrateur : dans les deux camps, les rangs se sont resserrés.

Puis la grande désintégration a commencé. La fin de la Guerre froide a provoqué la dislocation de l‘Union soviétique, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. Aujourd’hui, l’Ukraine est divisée. Partout, des conflits désintègrent les États-nations. Au Moyen-Orient et en Afrique, des États entièrement ou partiellement défaillants prolifèrent. Et la plupart des organisations internationales, y compris l‘OTAN, sont en déliquescence.

La numérisation fragmente de surcroît la sphère publique, tandis que les forces réactionnaires la divisent en deux comme aux États-Unis. Des mass-médias « foxisés » radicalisent les communautés en ligne fermées. Certains pays occidentaux ont poussé la désintégration sociétale à l‘extrême, avec en pointe le Royaume-Uni du Brexit.

L‘Union européenne (UE) est, dans cette grande désintégration, la seule force intégratrice : tous les Etats d‘Europe centrale et orientale ont aspiré ou aspirent à y adhérer, ou du moins à s’y associer.  Certes, des forces centrifuges secouent l‘UE elle aussi. Les gouvernements illibéraux mettent à rude épreuve la communauté de valeurs ; certains flirtent avec la Russie ou la Chine. Le séparatisme secoue Catalogne. Déçue par l‘Angleterre, l’Ecosse aspire à nouveau à son indépendance. Les crises du Brexit et de l‘euro auraient pu désintégrer l‘UE – or cela n’a pas été le cas. L‘Union Européenne a été forcée de faire le grand écart, ce qui l’a tendue sans toutefois la déchirer. Pas un seul membre ne songe à imiter le Royaume-Uni. Et Corona a renforcé la cohésion, y compris grâce aux programmes de relance européen et allemand ; ce dernier correspond exactement à ce que souhaitaient depuis longtemps nombre de pays de la zone euro.

Le corolaire bienvenu du clivage au sein des nations sont les solidarités transnationales. Les programmes Erasmus ont un effet durable. Les mouvements Pulse of Europe et surtout Fridays for Future se sont imposés comme des acteurs paneuropéens. L‘UE est un tissu de relations solide contre lequel les politiques nationalistes s’acharnent en vain. La réalité est plus forte que les discours des réactionnaires : ils insultent « Bruxelles » parce qu’ils échouent dans leur offensive. L‘UE assure la paix alors qu’un nationalisme belliqueux déferle sur le monde. L’intégration européenne n’en est pas la cause, mais l‘une des cibles de sa haine. Certains nationalistes seraient encore plus nocifs s’il n’y avait pas d’UE pour les encadrer.

L‘UE est tournée vers l‘avenir : elle n’est pas et ne sera jamais une nation. Au contraire, il s‘agit d‘un projet sensé et pragmatique qui rassemble les Européennes et les Européens et auquel il faudra travailler sans cesse à l’avenir aussi. L‘UE, comme la Suisse d’ailleurs, est un lieu où se retrouvent des cultures différentes et des visions antagonistes de la politique, précisément pour appréhender cette diversité de façon constructive. C’est à ces échanges permanents que servent les institutions européennes – une grande et belle expérience continentale. L‘UE est le cadre dans lequel la démocratie peut, à l’avenir, faire la plus grande différence.

 

Big Data & Big Money ont bouleversé l‘ordre libéral : l‘économie régule l‘État. Et partout, les régimes autoritaires témoignent de leur arrogance.  Dès lors, les démocrates se doivent de travailler à la démocratie de demain, pour la moderniser et la fortifier : pour la mettre à la hauteur du 21ième siècle numérique et écologique. C’est la meilleure manière de répondre aux autocrates, de concert avec la jeune génération de Greta Thunberg. Roger de Weck, avec son nouveau livre, ouvre des horizons et (re)donne confiance.

Roger de Weck, « Die Kraft der Demokratie – Eine Antwort auf die autoritären Reaktionäre » (non traduit), Suhrkamp, 2020, 326 pages

 

Roger de Weck

Roger de Weck vit à Zurich et Berlin, il enseigne au Collège d’Europe à Bruges. Il a été directeur général des radio-télévisions du service public suisse, président du Conseil de fondation de l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève ainsi que directeur de l’hebdomadaire allemand Die Zeit et du quotidien Tages-Anzeiger. Il est l’auteur de best-sellers. Il a étudié l’économie à l’Université de Saint-Gall. Il siège entre autres mandats au Conseil de fondation du Prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle, de la Fondation Pierre du Bois et au Conseil scientifique de la revue Critique internationale (SciencesPo Paris). Il est docteur honoris causa des Universités de Fribourg et de Lucerne.